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Par Jenny Batlay
Monument Pour André Malraux
“Tout homme qui écrit, et qui écrit bien, sert la France”
Souvent, on commence par être peintre avant de devenir écrivain ; Malraux, comme les Goncourt, comme Saint-Exupéry –si l’on en croit ce qu’il en dit dans Le Petit Prince–, comme Romain Gary, comme tant d’autres, a eu des affinités particulières avec l’art, qu’il a conservées toute sa vie. Il s’agit en fait d’une ferveur passionnée, presque obsessionnelle : “Je comprends mieux l’art que la littérature” a-t-il écrit et c’est grâce à l’art qu’il est devenu cet écrivain incomparable. L’auteur des Voix du Silence, dont la production artistique comporte surtout des silhouettes de chats qu’il nommait ses “dyables” croyait que l’art et l’artiste rendaient aux hommes la conscience de leur grandeur cachée. Il y a plusieurs Malraux. D’abord le romancier : la Condition Humaine, couronnée par le Prix Goncourt et qu’il appelle modestement un “reportage” fut une des lectures favorites de toute une génération ; il y a le Malraux des Antimémoires, “anti” parce que les mémoires sont souvent prétexte à étaler son moi, soit par vanité, soit par auto-indulgence, mais au contraire Malraux ne s’étale pas, se confesse très peu. Il préfère écrire ceux qu’il a connus et peindre le portrait d’une époque, s’effaçant courtoisement devant les événements et les personnalités à qui il donne toute son attention dans ce style toujours rempli de faits, d’anecdotes, d’histoires qui l’abritent plutôt qu’il ne le révèle. Nous savons cependant ses tragédies personnelles :
parents divorcés et suicide du père ;
deux frères âgés de 32 et 22 ans, morts pendant la deuxième guerre mondiale ;
deux fils, 21 et 18 ans, tués ensemble en voiture.
Quel carnage. Quel destin. Toute sa vie, il a côtoyé la mort ; il a participé à la résistance contre le nazisme dans la France occupée ; s’est battu ; a vécu des guerres civiles aussi et lutté pour son idéal. Son œuvre a été écrite comme “en marge d’un dialogue discret avec la mort.” Dans Les Chênes qu’on Abat, fragment du second tome des Antimémoires publié séparément en 1973, Malraux, avec la lucidité qui le caractérise, cite Staline : “A la fin, c’est toujours la mort qui gagne.” Mais si “la mort n’a pas tellement d’importance, la vie en a-t-elle beaucoup plus ?”, s’interroge-t-il dans ce dialogue avec de Gaulle, (Les Chênes), après les événements de 1968. Il y a Malraux, ministre de la Culture et il y a aussi, bien sûr, Malraux qui a lavé les murs de Paris et y a effacé des siècles de sombre patine, rendant la ville Lumière telle, qui grâce à lui mérite à nouveau cette épithète.
Malraux était-il le dernier des aventuriers romantiques, ou le dernier homme de la Renaissance ? Sa culture encyclopédique, sa compréhension profonde, souvent amère de l’histoire le rangerait dans ces derniers alors que son mode de vie intense et passionné l’apparente aux premiers. Le mot de Napoléon “triste comme la grandeur” lui va bien aussi. Mais lorsqu’il nous parle de l’art, dans son introduction au “Musée Imaginaire” ou ailleurs, il est sublime.
Celui qui a préféré Picasso à André Gide, Michael Ange à Balzac, Goya à Rimbaud a écrit sur l’art pour saisir “l’insaisissable temps dans lequel vivent les œuvres d’art”. Et pourtant, pour lui, “la matière de l’art n’est pas la vie, mais toujours une autre œuvre d’art”. Au XXe siècle qui s’est rallié à la bannière de “l’art pour l’art”, l’artiste devient conscient de la superfluité de son œuvre sur le plan fonctionnel, et cette inutilité est ce qui le rend par la-même nécessaire : on le sait, le superflu est ce qui importe surtout à l’homme civilisé, le décor devenant substance. C’est le paradoxe de l’artiste moderne, réfugié dans une tour d’ivoire alors que son œuvre, dont il est aussi l’agent, devient action en bourse. C’est pourquoi existent les musées. Malraux médite sur le fait que les musées, dont le rôle est si important depuis leurs créations, n’existaient pas, il y a deux cents ans, et que les grandes civilisations Gréco-romaine ou asiatique n’en possédaient pas ; ce qui devient “objet d’art” par le truchement du musée, de la galerie d’art ou de la “collection” du collectionneur, ces endroits où l’on entasse pêle-mêle, bien qu’avec préméditation, les butins de pillage ou de manipulation de salles de ventes, marchandage, commerce international, fut autrefois objet utile ou palladium : ainsi ces amphores que l’on admire sous leurs vitrines, furent des contenants d’huile, ou autres denrées alimentaires ; les bustes d’un César ou statue d’Alexandre dans les lieux publics avaient fonction civique ; ou la statue d’Athéna, par exemple, protégeant un peuple, faisait un peu fonction de Ministère de la Défense ; les crucifix, les madones, les vitraux furent les intermédiaires de la prière, fonctionnant dans le cadre de la vie religieuse, tout comme les Buddha invitant à la sérénité et à l’absence de désir. Objet d’inspiration ou de foi, objets utiles à la consommation ou à se vêtir, protégeant le corps, apaisant l’âme, stimulant l’esprit, ces sculptures n’étaient pas plus des statues, que les tapisseries, fresques ou bas-reliefs ne sont des “tableaux de chevalet” se référant inter textuellement les uns aux autres pour le plaisir érudit des critiques comme des intellectuels amateurs d’art. D’art pour l’art. Il faut relire “La Création Artistique”, deuxième tome de la Psychologie de l’Art, et s’en instruire. Si depuis les caves de Lascaux, l’homme et ses conditions de vie ont bien changé, notre façon de peindre l’a peu.
Pour Malraux, il est clair que c’est grâce à l’art que nous communiquons avec nos ancêtres préhistoriques. Nous ignorons tout des autres talents dont ils étaient peut-être doués, musique, poésie, ou tout autre : ces autres langages, s’ils furent, n’ont laissé trace. Ce qui nous parvient des civilisations les plus anciennes, ce sont les fresques tracées aux murs des grottes. L’art est l’invariant de la culture humaine aussi loin que nous la découvrons ; il est le véhicule de la civilisation à travers les âges. Ce qui a changé pourtant, c’est la façon de collectionner, de classifier les œuvres, et aussi de les reproduire. D’une juxtaposition, soit arbitraire, soit orchestrée, les musées expriment leurs interprétations, leurs directions. On ne s’intéresse plus guère aujourd’hui au modèle derrière le portrait, mais au tableau qui est produit. Ce n’est plus une “Madame Charpentier” que l’on admire, mais “un Renoir”. Le public s’approprie l’artiste au point d’ajouter l’article indéfini devant son nom : “un” Van Gogh, “des” Picasso”. Malraux découvrait avec fascination que les livres sur l’art, ce Musée Imaginaire, facilitent l’étalement de la culture et sa dispersion parmi tous. Aujourd’hui, c’est aussi d’un coup de “zapping” ou d’un déclic de souris que l’on pénètre dans le temple de l’art.
Les cendres d’André Malraux seront transportées au Panthéon le 23 novembre 1996, 20 ans après la disparition de celui qui écrivait d’elle :
“On sait que la mort est impensable… Nous ne nous habituons pas même à sa menace…”
Quant à nous, nous ne nous habituons pas à celle de Malraux. Le dialogue qu’il a entamé avec les grands de l’histoire se continue ; les artistes aussi s’estiment davantage, d’avoir lu ses pages originales et émouvantes sur leurs travaux, et d’avoir été compris.
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