par Jenny Batlay
Il y a toutes sortes de façons d’enseigner et d’apprendre la grammaire; il y a de toujours eu la Grevisse, la Larousse; il y a eu depuis toujours des tentatives de rénover la chose; les années soixante dix ont vu naître (et mourir) la grammaire générative ou transformationnelle. A quoi tient cet intérêt inlassable pour une matière qui peut paraître rébarbative, qui a fait souffrir plus d’un élève, et dont l’importance semble douteuse, si on la compare aux sciences, a la biologie, a la philosophie. On a parle du plaisir du texte; il n’y a pas–ou très peu–de plaisir de la grammaire, si on la compare aux lettres et aux arts. Peu d’intérêt scientifique, plaisir esthétique minimal. Quelle fonction cette matière grammaticale a-t-elle donc dans notre existence et comment est-ce qu’elle l’influence?
Mais enfin, pourquoi obéir à la grammaire, finalement, se dit-on, après avoir passé quelques heures à ruminer certaines règles du subjonctif particulièrement enquiquinantes? Pourquoi obéir, au nom de qui?
Ceux qui ignorent volontairement ou par incapacité de se soumettre à ses lois, l’autorité absolue, régnante des lois grammaticales, sont des fous, ou ils le deviennent (voir Antonin Artaud, par exemple). Le schizophrène ne peut se plier aux dures règles imposées (par qui?). Son langage aberrant trahit sa révolte. On dit qu’il est “incohérent”. Le langage incohérent est celui des rebelles grammaticaux ou des terroristes linguistiques. On peut classer les agrammaticaux en plusieurs catégories, mais essentiellement en (1) ceux qui veulent-admirable intention- transformer la grammaire; (2) les jargonards; (3) les malades mentaux. J’évite volontairement de placer les étrangers dans aucune catégorie; les étrangers sont fidèles à leurs propres codes grammaticaux auxquels ils adhèrent fidèlement, et ont de la peine à assimiler les nôtres. Il s’agit la non de rébellion, mais d’ignorance, ou de déficience. Mais dans leurs systèmes linguistiques ils sont en général parfaitement bien adaptés.
CONFORMISME ET REVOLTE
Que la grammaire règne en monarque absolu soit révoltant, je l’admets. Car pourquoi ces insignes règles, toutes munies de codicille, fourrées d’exceptions, farcies de nota-bene, qu’il faut apprendre et utiliser et réapprendre si l’on veut parler un français châtie et respectable? Combien de fois, dans mon enfance, n’ai-je questionné le pourquoi d’un subjonctif avec le verbe “souhaiter”, mais indicatif avec “espérer”, par exemple. N’est-ce pas absurde? Si, du point de vue sémantique; mais du point de vue rigoureusement grammatical, la réponse fut toujours:”C’est comme ça.” De quoi vous en clouer le caquet.
C’EST COMME CA est probablement la plus enrageante de toutes les réponses dont nos enfances sont nourries (à en vomir), bercée (à en mourir), menacée (à en mordre).
Qui a, au fond des siècles, décrété une fois pour toute que la lune se nommerait “lune”? On nous a bien répété des sornettes telles que “le mot ‘lune’ ne ressemble pas a la lune.” C’est vrai et c’est faux. A force de prononcer ce mot et d’imaginer simultanément cette chose ( ) on leur trouve un air de ressemblance, un petit air de famille, comme à ces enfants adoptés qui commencent vraiment à ressembler a leurs parents non-biologiques. J’aimerais même affirmer que, pour moi, le mot “lune” ressemble a la lune, dans sa rondeur imitée par les lèvres qui le prononcent, et que le mot “soleil” ressemble à son signifiant, avec ses épines vibrantes en “eil” comme autant de rayons vertigineux. Mais qu’importe? Cela ne change rien au fait que le mot “monde” ne ressemble en rien au monde, et que toute ressemblance furtive n’est que coincidentale et en fait totalement a-scientifique, ou subjective.
La grammaire est stricte. Elle ne tolère pas les fautes d’étiquettes: enfant, on se faisait taper sur les doigts pour des fautes d’orthographes commises par “inattention” ou “ignorance”. On n’avait pas le droit d’oublier qu’elle a tous les droits, la grammaire. Elle fait la loi parcequ’elle est la loi. La première loi impose à l’enfant qui, tiraillée dans tous les sens, bombardé de mille sensations fait de son mieux pour se dépatouiller du non-sens qui l’assaille. Depuis sa naissance, on lui fait des risettes pour qu’il imite les mots et des grimaces pour qu’il répéte des phrases auxquelles, pauv’chou, i’ n’y comprend que dalle. Les petits enfants pourraient apprendre une langue aussi bien qu’une autre, ou plusieurs a la fois; et les enfants loups, bien entendu, n’en apprendront aucune.
Une langue est le produit de l’expérience millénaire d’un peuple, et ses variations sont les aspérités d’une surface travaillée par les éléments: les influences successives causées par les conquêtes comme les défaites: victoires et échecs militaires s’incorporent linguistiquement à la marmites du langage, aux catastrophes naturelles, séismes, ouragans, vents de sable, y ajoutant un apport plus ou moins acceptable, plus ou moins heureux. En s’adaptant, une langue grandit; elle s’élance dans ce corset grammatical qui la tient bien, lui garde la taille fine et les organes en place. Vertigineusement, il m’arrive de me demander comment CA A COMMENCE, la structure grammaticale, mimant toute vivante structure, celle du corps, celle du roc, celle de la gravité. Mais il n’a a jamais de réponse à la question de l’origine, et certains ont décrété que la question de l’origine est oiseuse, quête vulgaire et sans intérêt. Peut-être parce que, disent-ils, il n’y a PAS d’origine.
Lorsque j’étais petite, et comme je n’avais presque pas connu ma grand-mère paternelle, et pas du tout ma grand-mère maternelle, le mot de “grammaire” me fascinait. Je croyais qu’il s’agissait de “grand-mère”; la grammaire avait donc pour moi un chignon gris et un châle gris à raies violettes et franges mauves. Peut-être que ces deux mots ont une origine commune loufoque: la grammaire nous instruit des choses à dire ou ne pas dire, tout comme la grand-mère que je n’ai pas connue.