LITTÉRATURE En 2006, l’auteur Phillipe Claudel se rend à New York pour présenter la traduction américaine de Les Âmes Grises, Sylvain Chazot lui parlait pour lefrancophile.
” Il faut se méfier des réponses, elles ne sont jamais celles qu’on veut qu’elles soient, ne croyez-vous pas ? ” proclame Destinat, l’un des personnages des Âmes grises. C’est armé de ce conseil que nous avons rencontré son auteur, Philippe Claudel. Ce dernier était au French Institute/Alliance Française de New York pour la présentation de l’édition américaine du livre, By A Slow River.
Le Francophile – Quel effet cela fait de voir l’un de ses livres publié aux États-Unis ?
Philippe CLAUDEL. – Je suis à la fois heureux et étonné parce que c’est quelque chose de rarissime : très peu de livres français sont traduits ici. Les États-Unis ne sont malheureusement pas très ouverts sur les autres cultures. Et en même temps, j’ai été très surpris parce que les droits du livre ont très vite été achetés par les Américains, bien avant le succès des Âmes grises en France et le Prix Renaudot. C’est une chance incroyable.
Pourquoi avoir changé le titre, Les âmes grises devenant By A Slow River ?
Knopf est le seul éditeur étranger à avoir modifié le titre. Je ne vous cache pas que c’est un titre impossible en français, Par une rivière lente ? ça ne veut rien dire, ça ne décrit pas la vérité profonde de l’histoire, alors que le titre français est romantique. Mais dans ces cas-là, j’ai plutôt tendance à faire confiance à l’éditeur : il sait mieux que moi ce qui convient à son lectorat. Je sais que ce n’est pas un caprice de sa part. Et puis c’est vrai qu’en anglais, The Grey Souls, ça n’aurait pas eu le même effet poétique. Pour Knopf, ça ressemblait même à un nom de poisson !
Le roman est très ancré dans une histoire franco-française. Pensezvous qu’il puisse avoir le même impact ici, à des milliers de kilomètres du front de la Première Guerre mondiale ?
Bien malin celui qui peut prédire comment le livre sera perçu ici. C’est vrai qu’il y a un référent très net à l’histoire française avec la guerre de 14-18, les tranchées… Et pourtant, Les âmes grises ont très bien été accueillies dans d’autres pays, parce qu’elles renvoient, je crois, à des thèmes universels. À Tokyo par exemple, un homme m’a dit : ” l’ouvrier que vous décrivez à l’usine, c’est moi ! ” Il y a donc un pittoresque géographique et historique très français mais le roman est plutôt bien perçu à l’étranger. Ici, je ne ferais pas le même pari.
Dans quel contexte avez-vous écrit Les âmes grises ?
Le livre parle d’une guerre toute proche mais cachée par une colline. Dans le roman, il s’agit de la Première Guerre mondiale. Je suis né en Lorraine, une région traumatisée par le conflit. Les Lorrains doivent d’ailleurs avoir une mémoire génétique de la ” Grande Guerre “. C’est l’événement fondateur de la modernité de l’horreur : pour la première fois dans l’histoire de l’Humanité, la technologie a été utilisée dans une volonté destructrice.
Mais malgré mes origines, le véritable ” background ” des Âmes grises, c’est la guerre en Yougoslavie. En Europe, comme les personnages du roman, on ” savait ” la guerre, on l’entendait, mais on ne la voyait pas. Comme dans le livre, de l’autre côté de la colline, des hommes s’entretuaient pendant que nous étions à l’abri. Cette lâcheté m’a beaucoup marqué. Et c’est toujours pareil aujourd’hui : Bagdad est aussi de l’autre côté de la colline.
Quel type d’écrivain êtes-vous ?
Je suis un explorateur, j’aime découvrir de nouveaux paysages. Aujourd’hui, la seule terre encore inexplorée, c’est l’humain. Il n’y a que ça qui m’intéresse. Je trouve mon plaisir en explorant de nouveaux personnages.
Vous explorez mais vous ne jugez pas. C’est d’ailleurs l’une des leçons des Âmes grises : votre monde n’est pas manichéen, avec les bons d’un côté et les méchants de l’autre.
Non, je ne juge pas, parce que ce n’est pas dans ma nature. L’écriture est un moyen d’explorer l’espèce humaine sans oublier que j’en fais partie. C’est pourquoi tous mes récits sont autobiographiques. Comme disait Montaigne, ” je suis moi-même la matière de mon livre “. Que ce soit dans Les âmes grises ou dans d’autres livres, je ne parle que de moi et de ma vision du monde.
Malgré la tragédie qui accompagne souvent vos histoires, cette vision du monde est donc optimiste ?
Oui, parce que j’ai foi en l’homme, malgré ses erreurs, ses défauts, ses faiblesses…
Vous citez souvent Giono et Simenon comme référence. Quels sont vos influences littéraires ?
C’est vrai que j’apprécie beaucoup Giono et Simenon. J’admire énormément ce dernier parce qu’il a le pouvoir de créer des mondes avec des mots très simples. Mais les journalistes ne retiennent que ces deux auteurs alors qu’en vérité, tous les livres que je lis me marquent d’une certaine façon, en bien ou en mal. Celui qui m’a le plus marqué est certainement Voyage au bout de la nuit de Céline. J’aime aussi beaucoup Bret Easton Ellis, même si j’ai trouvé son dernier roman, Lunar Park, un peu moins bien que les autres. En revanche, son recueil de nouvelles, Zombies, est extraordinaire.
Pourquoi avoir attendu la fin des années 90 pour enfin faire publier votre premier roman, Meuse l’oubli ?
En fait, j’écris depuis longtemps, depuis que j’ai 20 ans environ. Mais c’était très mauvais. Je n’ai rien gardé de cette époque, j’ai tout détruit. Je ne voulais pas m’inscrire dans l’histoire des romans médiocres.
Vous partagez donc l’avis de Michel Houellebecq qui veut que l’on ne soit pas un bon écrivain avant d’avoir 40 ans ?
Le roman est un genre à part et je pense qu’il faut avoir du vécu pour bien écrire. Pour d’autres genres, comme la poésie par exemple, c’est différent et l’exemple de Rimbaud le prouve à lui seul. Mais pour le roman, il me semble nécessaire d’avoir une certaine histoire, un certain passé, une expérience… En ce sens, Bret Easton Ellis fait figure d’exception puisqu’il a écrit son premier roman, Moins que zéro, un chef d’œuvre, alors qu’il avait à peine 20 ans.
Après, le risque est de se répéter et de raconter toujours la même histoire. C’est d’ailleurs un peu ce que fait Houellebecq depuis son magifique Extension du domaine de la lutte. C’est pour ça que j’essaye de faire très attention, de changer de registre, de situation, pour ne pas refaire deux fois les mêmes œuvres. Mon prochain livre par exemple, Le monde sans les enfants, est un recueil d’une vingtaine d’histoires écrit dans un style enfantin mais qui s’adresse aux petits et grands. Rien à voir donc avec Les âmes grises.
Voyage au bout de la vie
” Les salaud, les saints, j’en ai jamais vu. Rien n’est ni tout noir, ni tout blanc, c’est le gris qui gagne. Les hommes et leurs âmes, c’est pareil… ” dit Joséphine au narrateur, cet officier chargé d’enquêter sur le meurtre d’une petite fille, retrouvée morte, assassinée, au bord d’un canal, dans une petite ville du Nord, V., à proximité du front, un jour d’hiver, durant la guerre de 14-18. La ” Grande guerre ” comme certains disent. Quelques temps auparavant, c’est le corps de la belle institutrice qui était retrouvé sans vie. Un suicide, dans le pavillon du Château où vit le procureur, Destinat, veuf inconsolable, sec, insondable, froid.
Sylvain CHAZOT
By A Slow River, Knopf
Les âmes grises, Stock –
Prix Renaudot 2003